D'un pas léger, Arata entre dans la petite bibliothèque d'Ikebukuro. Sur sa gauche, une voix suave le salue. L'adolescent lui répond d'un hochement de tête : il ne s'agit que du bibliothécaire, qui, loin d'être étonné de sa présence ici, a reconnu l'habitué des lieux à sa simple manière d'ouvrir la porte. Il faut dire que ce n'est ni la première, ni la dernière fois qu'il se retrouve ici. Quotidiennement, il vient ici pour travailler au calme et avoir à sa disposition toutes les ressources nécessaires. Et si un empêchement est survenu et qu'il n'est pas passé comme à son habitude, alors il restera plus longtemps pendant le weekend ou empruntera plusieurs livres.

Cette confortable routine l'apaise. Ce même endroit qui lui est familier : toujours cette même odeur, ces mêmes meubles, ce même siège et cette même table sur laquelle il a passé tant d'heures. Il ne peut pas se passer de tout ça. Et quand quelque chose de nouveau pénètre cet espace de nostalgie, le garçon se contente de le regarder une seule et unique fois avant de perdre le peu d'intérêt qu'il avait pour la nouveauté -que ce soit un livre ou un humain. Comme à son habitude, donc, Arata se dirige vers sa place réservée, dans un coin de la salle, près de la fenêtre et pose son sac sur la table avant de s'attabler.

*Au travail...*

Deux heures durant, l'adolescent travaille en silence. La pièce est silencieuse et se vide peu à peu des quelques autres habitués qui, voyant la nuit commencer à tomber, abandonnent leurs livres pour retrouver la douce chaleur de leur foyer. Seul le frottement du stylo contre le papier résonne dans la salle. Le son va d'ailleurs de plus en plus lentement, et se fait plus discret. Les yeux d'Arata commencent à se fermer et la concentration lui manque. Le jeune homme décide donc de s'arrêter là pour aujourd'hui : il a passé plus de temps que prévu sur ses exercices de mathématiques. Pour se récompenser de ce dur travail achevé, il décide de chercher un livre à emprunter pour ce soir.

Lentement, Arata erre entre les grandes étagères en bois, à la recherche d'une lecture intéressante. Certains livres sont plus poussiéreux que d'autres : c'est ceux-là même qu'il choisit en général. Les romans trop populaires ne l'intéresse pas vraiment et il aime un style que la plupart des jeunes de son âge trouve ennuyeux. Soudainement, un vieil ouvrage attire son attention. Sa reliure semble être dorée, même si cela n'est en fait dû qu'au mauvais éclairage de la pièce. Quoiqu'il en soit, le garçon l'extirpe tant bien que mal du reste et l'ouvre pour voir de quoi il s'agit.

Un bout de papier tombe alors à ses pieds. Intrigué -et c'est quelque chose de rare chez lui-, le lycéen se baisse pour ramasser l'objet de sa curiosité. Il se rend alors compte qu'il s'agit d'une photo. Plutôt sombre et floue à première vue, il n'arrive pas à discerner quoique ce soit. Le mystérieux livre sous le bras et la photo en main, Arata se rassoit à sa table et examine le tout sous la lampe de chevet qu'il utilise lorsque le soleil se couche.

«Voyons voir de quoi il s'agit...» murmure-t-il.

Sous la lumière, l'adolescent parvient à apercevoir une forme plus sombre que le reste : on dirait un corps... Sur une moto. La photo est de si mauvaise qualité qu'il ne peut rien voir d'autre que ces deux formes, et pourtant, la conclusion est déjà évidente. C'est une photo du «motard noir», à n'en point douter. Mais est-elle authentique ou bien est-ce un trucage ? Dans ce cas, quel est l'intérêt de cacher une photo truquée dans un vieux livre auquel personne ne touche ? La photo devait donc être vraie. Cela voudrait dire que cette personne existe vraiment. Pourtant, il a beau retourner le cliché sous tous les sens, il voit bien une tête attachée au corps. Une plutôt grosse tête... Un casque, donc. Néanmoins, la logique veut que pour porter un casque, il faut avoir une tête, non ?

En retournant l'étrange cliché, Arata remarque que quelque chose est écrit au dos : «C.S.». Que peuvent bien signifier ces initiales ? Il n'en a pas la moindre idée. Peut-être est-ce le nom de la personne qui a pris cette photo. Ou même de la personne prise en photo... Il n'a aucun moyen de le savoir, mais, plus intrigué que jamais, il la glisse dans son sac et décide de la ramener chez lui. Peut-être que Reiko, plus au courant que lui des ragots de la ville, aura la réponse à sa question. Même s'il déteste son jeu de détective, il doit bien avouer que pour une fois, cela lui servira.

Ne résistant pas à l'envie de feuilleter l'ouvrage qui détenait ce secret, le lycéen l'ouvre et commence à lire les premières pages sous la lumière vacillante de la vieille lampe. A sa grande surprise, ce livre ne parle que de mythes, d'esprits et autres balivernes de ce genre. Il doit forcément y avoir un rapport entre le livre et la photo, mais Arata ne parvient pas à le trouver. Le photographe avait-il simplement choisi au hasard ? Ou pensait-il vraiment que le motard noir n'avait pas de tête, et était par conséquent un de ces esprits dont les définitions du livre étaient ridiculement détaillées ?

Dans le silence de la bibliothèque, l'adolescent se pose mille et une question. Il ne sait pas ce qui lui prend : il n'a pas l'habitude d'être si passionné par quelque chose d'extérieur à son quotidien. Et encore moins pour une stupide légende ! Cependant... Et si ce mystérieux enquêteur pensait à quelque chose d'autre ? Si seulement il parvenait à comprendre ce que signifient ces initiales et ce livre... L'excitation du moment retombant, le lycéen se retrouve découragé et frustré de ne pas trouver d'explication. Il pousse un long soupir. Soudain, un singulier son résonne dans la salle : des pas. Il jette un rapide coup d'œil à sa montre. Qui peut bien venir à cette heure-ci ?

Une voix résonne dans la vaste mais encombrée salle. Les yeux toujours rivés sur l'étrange ouvrage qu'il détient, Arata trésaille légèrement, surpris que quelqu'un daigne lui adresser la parole : la plupart des habitués savent qu'il ne sert à rien de lui parler, puisqu'il reste isolé, à l'écart de la société. D'ailleurs, mis à part son joli visage, son être en répugne plus d'un. Ou bien les effraie. Personne n'a jamais tenté d'entamer une véritable conversation avec lui, de le secouer pour le ramener à la réalité ou même de soutenir son regard glacial plus d'une minute.

Au premier mot qu'il entend, le garçon décide immédiatement d'ignorer la brave inconnue dont il avait déjà remarqué la présence mais s'en était rapidement désintéressé, comme à cet instant précis. Son menton niché au creux de sa main, ses yeux s'écarquillent légèrement lorsqu'il écoute la totalité de la phrase : le ton est légèrement ironique et il pense déceler une pointe d'irritation dans la voix de sa mystérieuse interlocutrice. Mais la seule chose qu'il souhaite savoir n'est pas à qui appartient cette voix, mais plutôt ce que fait une personne qui n'aime visiblement pas les livres ici, et à cette heure.

L'adolescent, toujours courbé sur sa table, fait tout d'abord mine de ne pas écouter. Du bout du doigt, il fait tourner une page qui menace de se détacher du reste. La voix est plutôt jolie, malgré son langage peu soutenu. Sa propriétaire est-elle aussi belle ? Il ne le sait toujours pas, mais comme ses idées sont bien arrêtées, Arata est persuadé que belle ou non, cette inconnue est louche. Jetant un regard aux sombres alentours dans lesquelles il ne discerne rien que des ombres aux formes géométriques, il tourne une nouvelle page sans prêter une grande attention à ce qui est écrit. En fait, ce livre ne l'intéresse pas le moins du monde.

Tout à coup, le lycéen se redresse en se jetant presque contre le dossier de sa chaise. Machinalement, il commence à ranger ses affaires dans son sac, une par une, et dans une sorte d'ordre croissant : du plus grand cahier au plus petit. Bien qu'il soit loin d'être maniaque, il possède toutes sortes de petites habitudes telles que celle-ci... Une façon de se concentrer et de se structurer, en somme. Hésitant quelques secondes, son regard se promène à nouveau sur la salle puis vers la fenêtre. Finalement, la nuit décide pour lui : il vaut mieux rentrer ou bien Reiko va s'inquiéter. Et puis Ikebukuro n'est plus très sûre, ces derniers temps...

D'un geste un peu trop vif, il glisse le livre parmi ses autres affaires et ferme son sac tout aussi énergiquement. Puis, le jeune garçon repousse bruyamment sa chaise et se lève, brisant ainsi l'étouffant silence de la salle. Il passe une seule des bretelles de son sac sur son épaule gauche, plus par flemmardise que pour paraître branché, d'ailleurs. Enfin, il se retourne, et ce qu'il découvre lui arrache un désagréable frisson dans le dos.

Certes, l'inconnue qui lui fait face est une belle femme. A première vue -et quelle vue, avec cette quasi-obscurité !- elle ne semble pas dépasser la vingtaine. Sa peau pâle semble être translucide dans ce mauvais éclairage, ce qui lui donne un air de fantôme. Mais ce qui effraie presque le lycéen, ce sont bien ses yeux : deux pupilles noires, plus sombres encore que la nuit d'Ikebukuro, toujours parsemée çà et là de petites lanternes. Quand il parvient enfin à discerner son visage, Arata parvient à une comparaison plus juste... Cette femme ressemble à une sorte de poupée. Une élégante poupée.

«Merci du conseil. Vous cherchez quelque chose ?» lui demande-t-il d'un ton indescriptible, partagé entre inquiétude et lassitude.

A vrai dire, il n'a absolument pas envie de l'aider à rechercher quoi que ce soit. Bien que -légèrement- introverti, l'adolescent conserve certaines notions de politesse qu'il n'applique pas totalement. Disons qu'il reste en partie poli en la remerciant et assez indiscret en lui demandant ce qu'elle cherche. Espérons juste que ce ne soit pas une cinglée prête à dégainer son couteau et à le trucider au coin d'une étagère... Même s'il criait ici, personne ne le sauverait, après tout. Et personne ne prendrait la peine de le sauver, d'ailleurs. Oh, faites qu'elle n'ait pas un couteau sur elle.